Par Smith PRINVIL
Alors que Port-au-Prince vit au rythme des coups de feu et des sirènes, qu’une majorité de citoyens vivent dans la peur ou l’exil intérieur, une nouvelle inattendue est venue bousculer le silence assourdissant de la crise : la 31e édition de la foire Livres en folie aura bien lieu, le jeudi 19 juin 2025.
Le Nouvelliste et la Unibank, coorganisateurs de cet événement culturel emblématique, refusent de céder à la résignation. À travers cette annonce, c’est un signal fort qu’ils envoient : la parole écrite, la pensée critique, la mémoire collective ne se tairont pas.
Une foi tenace en la culture
Depuis sa création en 1995, Livres en folie est devenu un pilier du calendrier culturel haïtien. Chaque année, à l’occasion de la Fête-Dieu, des centaines d’auteurs et des milliers de lecteurs se retrouvent pour échanger autour des mots, des idées, de l’histoire. Mais cette année, la persistance de l’insécurité, les déplacements massifs de populations et l’effondrement des institutions faisaient planer une incertitude. Tenir une foire du livre, en 2025, relevait presque de l’utopie.
Pourtant, c’est précisément ce défi que les organisateurs ont décidé de relever. Max Chauvet, directeur du Nouvelliste, l’affirme dans une note publiée :
« Nous espérons que cette foire sera une occasion pour les Haïtiens de se reconnecter à leurs racines et de nourrir leur curiosité pour une meilleure connaissance de leur pays. »
Un thème, une mission
Le thème retenu pour cette édition – « Connaître Haïti à travers nos livres de référence : anthologies, codes, dictionnaires, encyclopédies… » – est tout sauf anodin. Il invite à une plongée méthodique dans les fondements de la nation. Dans un contexte de désorientation sociale et politique, il s’agit de rappeler qu’il existe des repères : des lois, des mémoires, des langages, des héritages intellectuels. Et que ceux-ci sont consignés dans les livres.
Cette édition ambitionne de faire redécouvrir des œuvres souvent négligées : manuels de droit coutumier, lexiques créoles, dictionnaires historiques, encyclopédies haïtiennes, recueils de proverbes. Elle s’adresse autant aux chercheurs qu’aux citoyens ordinaires, à tous ceux qui veulent comprendre ce qu’est Haïti, au-delà du chaos.
Hommage aux sentinelles de la parole
Deux figures majeures seront à l’honneur. D’abord, Frankétienne, disparu récemment, que la foire avait accueilli à deux reprises comme invité d’honneur. Écrivain, poète, plasticien, dramaturge, il laisse derrière lui une œuvre-totem, monumentale, à la croisée de la douleur et de la lumière. Pour nombre d’Haïtiens, Frankétienne représentait une boussole morale et esthétique.
Ensuite, Christophe Philippe Charles, poète, éditeur, ancien directeur des éditions Deschamps, dont le parcours est intimement lié à Livres en folie depuis ses débuts. Son engagement pour la mémoire écrite, sa discrétion tenace, et sa fidélité à la littérature comme outil d’émancipation lui valent cette reconnaissance.
Une résistance en actes
Cette 31e édition se déploiera en format hybride. Le 19 juin marquera la tenue physique de la foire, mais une version en ligne, via www.livresenfolie.com, sera accessible du 16 au 22 juin. Elle permettra aux lecteurs de commander des ouvrages, de suivre des dédicaces virtuelles, d’échanger avec les auteurs.
Autre innovation : une semaine du livre, intégrant des conférences-débats, des ateliers pédagogiques, et des performances littéraires, est prévue dans plusieurs lieux sécurisés du pays. Les écoles et universités sont invitées à y participer activement.
Tenir bon malgré tout
L’année 2024 avait déjà vu un report de l’événement, déplacé du mois de mai à août, en raison de la situation sécuritaire. Pourtant, malgré les circonstances, plus de 165 auteurs avaient été mis à l’honneur, dans un esprit de solidarité. Cette année, les organisateurs veulent aller plus loin, en réaffirmant que la culture n’est pas un luxe, mais une nécessité vitale.
« Les mots peuvent encore tenir debout un peuple », résume un professeur rencontré au lycée Toussaint Louverture. « C’est dans les livres que nos enfants trouveront les clés pour ne pas devenir des otages de l’oubli. »
En Haïti, le livre est souvent plus qu’un outil pédagogique. Il est un refuge, une arme douce, un phare, une manière d’habiter encore le rêve d’un pays debout.
Livres en folie tiendra bon. Comme elle le fait depuis 1995. Parce que même au cœur du tumulte, il est encore possible d’élever la voix autrement. Par les mots. Par la mémoire. Par l’écriture. Par l’amour tenace du pays.