Dans les zones dites rouges de Port-au-Prince, les réseaux criminels ont supplanté l’État. Ils perçoivent des frais de passage aux usagers, contrôlent les axes routiers et paralysent la capacité de l’administration à percevoir taxes, assurances et frais de permis. Une situation alarmante qui fait du transport un secteur clé totalement échappé au fisc haïtien.
En Haïti, le secteur du transport, qui devrait constituer une source importante de recettes pour le Trésor public, est aujourd’hui l’un des plus sinistrés. Dans les zones contrôlées par les gangs armés de Port-au-Prince, les véhicules circulent sans plaques d’immatriculation en règle, sans assurance, et souvent sans que les conducteurs ne disposent d’un permis de conduire. Pire encore, les usagers doivent désormais s’acquitter de péages illégaux imposés par les groupes criminels, remplaçant ainsi l’État dans la collecte des redevances. Selon le ministre haïtien de l’Économie et des Finances, les gangs accumulent plus d’un milliard de dollars américains en frais exigés aux usagers sur les routes du département de l’Ouest ( Patrick Pelissier ministre des finances et de l’économie)
Notre équipe a mené une enquête de terrain dans plusieurs quartiers sous l’emprise des gangs, notamment à Croix-des-Bouquets, Bon Repos, Chada et Santos. À Santos, fief du chef de gang « Chen Mechan », et des territoires dominés par la bande à « Lamò San Jou », l’autorité de l’État est totalement absente. Aucun contrôle policier n’est exercé. Nous avons consulté dix chauffeurs de véhicules de transport en commun, et décidé de publier les réponses de quatre d’entre eux. Trois d’entre eux opèrent quotidiennement sur le trajet Marassa – Croix-des-Missions, en passant par Santos. ils nous ont confié :
Jean, chauffeur de tap-tap : « Mwen pa gen lisans. Mwen te mete machin nan nan plàn, mwen te dwe rès kòb, mwen pranl mwen kite papye a,Mwen pa janm ni pranl ni al refèl papye machin nan depi plis pase twa lane. Tout kote mwen pase, se gang kap gade ou, pa gen okenn leta. »
Michel, chauffeur de taxi : « Mwen pa peye asirans ankò depi lane 2022. Sa pa itil anyen. Tout chimen mwen fè, se nan zòn kote polis pa janm pase. Se sèlman mesye zam ki kontwole. »
Wilson, chauffeur de Camionnette « Mwen fè Marassa – Kwadèmisyon chak jou. M pa gen lisans. M pa janm ale nan DGI ni nan OAVCT. Se pèmisyon gang lan ki pi enpòtan. »
Enquêteur : mwen gen yon bwas pou ou wi, edem mete yon doum delma 32, wap ge 4000 goud.
Renaud, chauffeur de Bon Repos- croix des missions : « Lè m te achte machin nan, m te peye asirans premye ane a, men depi lè sa a, m pa janm mete ajou. M pa janm wè oken otorite mande m papye. »
Cette réalité trouble a des conséquences dramatiques sur le coût du transport et sur les recettes publiques. En deux ans, le prix d’un trajet entre Port-au-Prince et Cap-Haïtien a été multiplié par cinq, atteignant désormais 4 000 gourdes (Le Monde, 2024). Ce renchérissement est en partie dû aux frais de passage imposés par les gangs, parfois équivalents ou supérieurs aux tarifs officiels. Pendant ce temps, l’État continue d’enregistrer des déficits budgétaires abyssaux : 1,7 % du PIB en 2022, puis 6,6 % du PIB en 2023 (MEF( TEB), 2024). Les prévisions de recettes fiscales pour 2023-2024, estimées à 192,82 milliards de gourdes, n’ont pas été atteintes, faute de mécanismes de contrôle efficaces dans les zones dites de non-droit (ProEco Haïti, 2024).
Alors que l’État peine à assurer sa mission régalienne, les gangs imposent leurs règles, collectent l’argent, et instaurent un ordre parallèle fondé sur la peur et l’impunité. Dans ce contexte, les chauffeurs de tap-tap, de taxis-motos et d’autres véhicules préfèrent se conformer aux exigences des criminels plutôt que de se soumettre aux lois de la République. « Nou pa monte Delma, twòp risk », a affirmé l’un d’eux, pourtant actif dans les zones les plus sensibles. Une déclaration révélatrice de l’effondrement de l’autorité de l’État et de la normalisation de l’illégalité dans un secteur pourtant vital pour la relance économique du pays.