Le devant de la scène musicale en Haïti : à qui devait-il revenir pour une société plus saine ?

Dans les moments les plus sombres de l’histoire d’Haïti, la musique a toujours joué un rôle prépondérant dans l’élévation de la conscience collective. À côté d’une presse souvent contrôlée, censurée, muselée par les autorités étatiques, les artistes, quant à eux, ont longtemps su contourner les obstacles pour véhiculer leurs idées, leurs craintes, leurs espoirs. Un autre fait majeur : la musique est, en forme comme en fond, bien plus accessible qu’un article de journal, une émission de radio ou un panel d’informations télévisé.

Lors du dernier régime dictatorial qu’a connu Haïti, des artistes comme Manno Charlemagne, Manno Ejèn, Toto Bissainthe ont élevé leurs voix contre les abus de pouvoir, la violence, l’oppression. Des groupes comme Kalfou et Boukman Eksperyans ont pris le relais même après la chute du régime. À cette époque, chaque note, chaque parole portait un message. Les chansons étaient écrites avec soin, rigueur et passion. Il n’existait pas encore cette fracture entre les publics « instruits » et « non instruits » en matière de consommation musicale. La musique rassemblait. Aujourd’hui, non seulement la production musicale reflète cette division, mais elle contribue à la renforcer. Des genres musicaux sont désormais presque réservés à certaines générations ou classes sociales, tant les styles, les formes et les messages s’éloignent des valeurs, du bon goût et des normes sociales fondamentales.

Alors que la population haïtienne continue de subir toutes les formes de préjudices — insécurité, pauvreté, abus de pouvoir, dérive institutionnelle —, l’indignation artistique se fait rare. Là où, autrefois, l’artiste haïtien était un témoin engagé, un relais du peuple, aujourd’hui, il est souvent devenu un simple interprète des superficialités. La majorité vit à l’étranger, loin des balles, des coupures de courant, des pénuries, des humiliations quotidiennes. De 1957 à 2000, les artistes faisaient vibrer le peuple. Il se reconnaissait dans les morceaux de Tabou Combo, Skah Shah (« Rasanble pou Ayiti »), DP Express, Frères Dejean, Boukman Eksperyans (« Kè m pa sote »), l’Orchestre Septentrional, Tropicana d’Haïti, ou encore Ti Manno, Webert Sicot, Ti Paris. Ces artistes traduisaient la rage et les rêves du peuple.

Vingt-cinq ans plus tard, les artistes les plus écoutés, les plus diffusés sur YouTube, chantent majoritairement l’amour charnel. Pas l’amour fraternel, patriotique, chanté avec ferveur par Freedom dans ses deux albums. Non, il s’agit d’un amour consumériste, souvent vide de substance. Aujourd’hui, ce sont Kenny Haïti (« Kle kou »), Rutshelle Guillaume (« Kè m nan men w »), Bedjine, K-Dilak (« Pouki n te marye ») qui dominent les playlists, alors que le pays s’enfonce chaque jour davantage.

Il faut le dire clairement : certains artistes continuent d’élever la voix, mais ils sont minoritaires. Le plus révoltant ? Ce ne sont pas eux que le peuple écoute. Ces artistes — BIC, Bélo, Jeanjean Roosevelt, Freedom, Dèf, Mikaben, Woody Terib, K-Libr, entre autres — proposent des œuvres de qualité, des paroles poignantes, une lucidité artistique qui devrait éveiller. Mais ils sont marginalisés, oubliés, alors qu’ils portent encore, malgré tout, l’étendard de l’espoir.

Un jour, espérons-le, Haïti leur offrira enfin le devant de la scène qu’ils n’ont jamais cessé de mériter.

By Joseph Widmayer ANGLADE

Passionné de l’écriture et des arts, Joseph Widmayer ANGLADE est diplômé en journalisme à MAURICE COMMUNICATION. Ce fervent admirateur de la transparence croit fermement à la vulgarisation de l’information ; connaissant l’importance et l’impact qu’elle a sur la vie de tous les jours, il fait du journalisme son métier.